les objets rayonnent

réflexion sur l'impact des objets dans l'espace.

L'espace autour de l'objet

Soulever la question de la limite physique d'un objet implique de considérer ce qui se passe à l'intérieur de son enveloppe (sa structure, ses composants, son fonctionnement interne…) mais également à l'extérieur.

La philosophie occidentale nous détermine à considérer un objet comme une entité solide occupant une place dans l'espace. Nous raisonnons en terme de pleins et de vides. Nous nous focalisons ainsi sur l'objet lui-même (le plein) et n'accordons que peu d'importance à l'espace qui l'environne (le vide). Au Japon, la perception des choses est différente : l'espace est vu comme une entité à part entière, dans laquelle chaque corps prend un sens. Comme l'affirme l'architecte et designer japonais Masayuki Kurokawa, ce n'est pas tant l'objet qui importe que l'espace qu'il exprime par sa présence :

 

« L’espace est la chose la plus importante, plus importante même que l’objet. Sans espace, il n’y a pas d’objet. Un objet peut suggérer un sens différent à chaque particule de l’espace autour de lui, par conséquent le placement d’un objet s’effectue en fonction du sens qu’on veut donner à ces particules d’espace »1.

 

Une pensée qui s'attache à percevoir, au-delà de la simple présence, le rayonnement de l'objet dans l'espace qui l'environne.

Cette conception peut de prime abord sembler abstraite et étrangère aux enjeux de la vie quotidienne. Parler d' « espace suggéré » par un objet ou de « particules d'espace » auxquelles on donne un sens nous renvoie, nous occidentaux, à des considérations d'ordre avant tout esthétique. On pense par exemple au feng shui2 qui est souvent réduit en Occident à une « tendance déco » exotique.

 

Pourtant, même en gardant une vision plus pragmatique et occidentale, il ne fait pas de doute que les objets ont un impact sur leur environnement proche, et ce, de différentes manières.

Tout d'abord parce qu'ils lui confèrent une fonction : une pièce vide où l'on place un lit devient directement une chambre à coucher. Des usages gravitent autour des objets, si bien qu'ils ne sont pas uniquement des entités dont on se sert à des instants précis, mais des points autour desquels se construisent des gestes, des manipulations, des déplacements, des habitudes, des atmosphères.

 

 Le designer japonais Naoto Fukasawa, à l'instar de Masayuki Kurokawa, accorde une importance primordiale à cette idée de « mise en espace ». Il envisage l'objet comme la pièce manquante d'un puzzle : il ne peut être dessiné qu'en regard de l'environnement dans lequel il va s'intégrer et auquel il va participer. Ainsi, l'espace dessine l'objet autant que les objets construisent l'espace.

 

« No matter how much we like a shape, there's no point in making something that won't go where it's supposed to fit. People, on the other hand, generally know where there's a hole, which is why they can tell when a new design seems 'just right'. »3

 

 

L'impact de l'objet sur l'espace

Dans certains intérieurs japonais, les prises électriques ne sont pas situées aux murs mais directement au sol, parfois au beau milieu d'une pièce. Elles sont alors recouvertes d'un cache en métal qu'il faut soulever ou dévisser. Il est frappant d'éprouver combien le simple déplacement des prises du mur vers le sol peut transformer la nature d'un lieu, au point de changer les habitudes et la façon de considérer l'espace. Passer l'aspirateur dans la pièce par exemple, se révèle être au départ une expérience déroutante.

Ces « points d'électricité » fixes disséminés au sol ont par ailleurs un impact sur la disposition des appareils électriques : ceux-ci ne sont plus tributaires des murs, comme c'est le cas dans de nombreux espaces occidentaux, mais organisés selon d'autres critères.

 

La télévision est également une belle illustration de la manière dont un objet peut influer sur l'organisation d'un espace.

Apparu dans les années 1930 en France, il faut attendre près de trente ans pour que le téléviseur se diffuse véritablement dans le pays. Il devient progressivement un objet de grande consommation :

 

« Les années 1970 sont celles où l’objet prend un caractère quasi universel. Au milieu des années 1980, 92 % des gens sont équipés en téléviseurs. Toutes les catégories sociales le sont massivement. »4

 

Plus meuble qu'objet, l'apparition du téléviseur bouscule le salon des français. Il devient le point d'attention central autour duquel la majorité des activités s'organisent : on se prélasse dans le canapé en face de la télé, on mange à table devant la télé, on joue sur le tapis à côté de la télé.

Matt Groening,

« Les Simpson ».

à partir des années 2000, l'hégémonie du téléviseur se délite avec la banalisation des ordinateurs portables et des smartphones.

Relégué au second plan par les jeunes générations, le téléviseur devient un objet de moins en moins central dans l'habitat. En réaction face à ce changement de statut, de nouvelles formes de téléviseurs, adaptées à nos habitudes de vie, tendent à faire leur apparition.

Yves Behar,

The frame,

téléviseur « Smart TV » pour Samsung, 2017.

The frame (au centre de l'image) est un téléviseur mural destiné à se fondre dans le paysage domestique.

Cela témoigne ainsi d'une influence réciproque entre les objets et l'espace : la télévision et son évolution ont façonné les habitudes et l'organisation de l'espace domestique pendant des décennies, jusqu'à ce que l'évolution des mœurs et de l'habitat la transforme à son tour.

 

 

Les objets rayonnent

D'autre part, on ne peut se limiter à une perception matérielle des objets, tant la profondeur immatérielle des appareils domestiques occupe une place importante dans nos habitudes de vie. Une radio ou un chaine-hifi émettent des ondes sonores qui se propagent dans l'espace, une lampe diffuse un halo lumineux spécifique qui se reflète différemment selon les surfaces, d'un routeur wifi émanent des ondes qui affectent tous nos appareils connectés, eux-mêmes interagissant entre-eux… Au-delà des interactions physiques, nos objets rayonnent.

 

Il convient ainsi d'envisager nos habitats non pas au seul regard des surfaces disponibles et occupées, mais aussi en termes de flux et d'espaces lumineux, sonores, thermiques, connectés… générés par nos objets et ce qu'on en fait.

Le projet « Atmosphères » proposé par l'agence de design Normal Studio pour la Carte Blanche du VIA 2015 va dans ce sens : les objets quotidiens ne sont plus considérés comme des entités inertes mais comme des dispositifs au service d'un environnement domestique. Ils se voient ainsi augmentés de nouvelles qualités ou fonctionnalités (moduler la température, isoler du son, créer une zone localisée d'accès aux données numériques…), participant à un écosystème global.

Normal Studio,

Atmosphères,

Carte Blanche du VIA 2015.

« Notre réflexion sur le confort ne porte pas sur la posture, l'ergonomie, mais se concentre ainsi sur la qualité de l'air, de la lumière, du climat »5.

 

L'espace transformé par l'objet a ainsi plus de sens que l'objet lui-même.

 

Nous ne pouvons donc pas nous arrêter à considérer la seule limite physique des objets. De par leur présence, leurs qualités intrinsèques, les usages matériels et immatériels qu'ils induisent, la manière dont ils dialoguent entre eux, les objets rayonnent et donnent du sens à l'espace dans lequel ils sont placés. Ils participent à des flux de vie.

Un objet est voué à être intégré dans un environnement spécifique (c'est pourquoi il doit être pensé en conséquence), mais il exerce également une influence sur cet environnement. L'habitat est façonné par nos objets.

Malgré l'évolution de nos modes de vie et les problématiques de perméabilité, de flexibilité et d'adaptabilité que cela soulève quant à nos manières d'habiter, les modèles d'habitation sont restés relativement figés. Opérer à de petits changements dans l'habitat en modifiant certains détails à l'échelle de l'objet pourrait ainsi transformer en profondeur nos espaces.

Installation regroupant l’œuvre Use what is dominant in a culture to change it quickly

de l'artiste Jenny Holzer,

et trois interrupteurs dessinés par le studio italien Castelli Design  pour Legrand.

Exposition « Martin Szekely, Ne plus dessiner »

au Centre Pompidou, Paris,

octobre 2011 - janvier 2012.

5.

Interview de Normal Studio par Tony Côme & Juliette Pollet, L'idée de confort, une anthologie : du zazen au tourisme spatial, éd. B42, Paris, 2016, p. 256.

4.

Isabelle Gaillard,

article « De l'étrange lucarne à la télévision. Histoire d'une banalisation (1949-1984) »,

revue Vingtième Siècle n° 91, mars 2006,

p. 9-23.

3.

« Peu importe combien nous aimons une forme, créer quelque chose qui ne coïncidera pas avec l'endroit [« le trou »] où elle est supposée aller n'a pas de sens. En revanche, les gens savent généralement où se trouve les trous, c'est pourquoi ils peuvent reconnaître lorsqu'un nouvel objet semble être "juste ce qu'il leur faut". »

Naoto Fukasawa, Naoto Fukasawa, éd. Phaidon, Londres, 2007, p. 9.

2.

Art taoïste millénaire d'origine chinoise.

Il repose sur l'agencement et l'équilibre des flux

d'un espace (à la fois les flux visibles (l'eau)

et invisibles (le vent)), afin d'harmoniser la circulation de l'énergie.

Le tout dans le but de créer un environnement propice au bien-être, à la santé

et à la prospérité.

1.

Cette citation

de Kurokawa est directement extraite

de L'envers du rythme, mémoire de fin d'études à l'ENSAD de Nevil Bernard,

mai 2015,

p. 32.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.