la triple fermeture

des objets

capoter et brider l'imagination.

S'il est relativement simple d'imaginer comment l'établissement de lignes et de limites dans un espace peut exercer un contrôle sur les hommes, on peut se demander si des stratégies de contrôle similaires ne sont pas à l’œuvre à une échelle plus petite : celle de l'objet.

Nos produits industriels ­­­– par la manière dont ils sont pensés, produits et distribués, par leur fonctionnement, ainsi que par leur fonctions d'usage et de représentation – n'ont-ils pas une influence sur notre manière d'appréhender le monde et de nous comporter1 ?

Parmi les nombreuses stratégies de conditionnement auxquelles nous sommes sujets par le biais des produits industriels, le capotage des objets est particulièrement effectif. Plus précisément, les appareils2 sont sujets à une triple fermeture qui s'est progressivement mise en place au cours du XXe siècle. On assiste ainsi à une abstraction de plus en plus prononcée de la technique, qui transforme notre rapport aux choses et plus encore à notre environnement.

 

 

1. La fermeture physique des objets

La première fermeture est littérale : il s'agit du compartimentage des objet-appareils par capotage. Le capotage est le procédé industriel qui consiste à recouvrir les composants mécaniques ou électroniques d'un objet (ses « entrailles ») sous un capot ou une coque plus ou moins rigide (sa « peau »).

C'est le designer industriel américain Raymond Loewy qui en est à l'origine. En 1929, encore au début de sa carrière, il est approché par la firme Gestetner qui lui demande pour une somme modeste de redessiner son duplicateur3, dont les ventes sont au plus bas. Loewy note les nombreux problèmes que pose la machine dans l'environnement de bureau (les secrétaires trébuchent sur les pieds ouvragés du socle, la saleté s’accumule dans les mécanismes, il est difficile de comprendre comment s’en servir et où ranger les encres…).

Il décide alors d'une refonte complète de l'extérieur de l’objet en recouvrant les mécanismes d'un capot, de telle sorte que la machine puisse être immédiatement et facilement utilisable sans danger.

Le duplicateur redessiné par Raymond Loewy.

Le duplicateur Gestetner avant sa refonte en 1929.

Loin d'être un simple habillage esthétique, le capot en bakélite du nouveau duplicateur simplifie l'usage de la machine mais s'inscrit aussi dans une logique de production industrielle rationalisée.

En opposition aux architectes du mouvement moderne des années 1930 aux États-Unis, pour qui la beauté du fonctionnement réside dans la mécanique et les engrenages, Loewy prône un camouflage de la technique sous une peau lisible et désirable. Domestiquer la technique par le capotage, pour une relation plus aisée à l'objet.

Le duplicateur Gestetner sera un succès, et il est d'ailleurs considéré par certains historiens du design comme le premier objet industriel américain4.

 

Bien que, vu sous le prisme de l'histoire du design, le capotage en tant que procédé industriel apparaisse avec Loewy, il semble pourtant que cette volonté de dissimuler la complexité technique est antérieure au duplicateur Gestetner. On la retrouve bien avant, en 1888, avec l'appareil photo portable Kodak. Appareil « pour tous », il est le premier à fonctionner grâce à des pellicules photos souples de cent vues à recharger. L'utilisateur n'avait qu'à prendre ses photos puis envoyer son appareil à la firme Kodak, qui lui développait ses négatifs et le rechargeait avec une pellicule neuve.

Le premier Kodak portable est important car il pose les jalons d'un modèle de dessin des objets industriels devenu dominant :

la technique (ici le dispositif photographique) est camouflée, comme chez Loewy, dans une boite simple. La photographie devient ainsi accessible à tous, mais son fonctionnement demeure impénétrable5.

Mais surtout, l'objet opère une séparation entre hardware (le mécanisme complexe et caché de l'appareil) et software (les pellicules souples manipulables et rechargeables).

 

Ce cloisonnement des objets, cette fermeture physique apparue originellement dans un soucis de faciliter les usages, de rationaliser la production et de mettre à la portée de tous des appareils aux mécanismes complexes, a, au fur et à mesure, paradoxalement provoqué une déconnexion profonde de l'objet avec l'utilisateur. Si l'usage quotidien est facilité, la compréhension du fonctionnement de l'objet devient plus difficile. Elle finit même par devenir inconcevable. Ce rapport superficiel mène directement à une deuxième fermeture, celle des gestes.

 

 

2. Le verrouillage des gestes

 

 

Michael Haneke,

« Le septième continent »,

1988.

Le but d'un objet n'est-il pas avant tout de remplir sa fonction et de simplifier la vie de celui qui l'utilise ? Dans cette perspective, il semble inutile de savoir comment chaque chose fonctionne. Pourtant, le capotage des objets qui les protège et en simplifie l'usage se trouve également enfermer l'utilisateur en verrouillant ses gestes.

 

La simplification de l'usage tend fatalement à une mécanisation de nos gestes quotidiens, ce que Michael Haneke illustre dans son film Le septième continent :

 

« …Dans notre vie, nous sommes dominés par les choses quotidiennes. Les personnages ne vivent pas, ils font des choses. Ils répètent des gestes. Ils sont collés à ces gestes. Et toute leur vie est la somme de ces gestes. »6

 

Si la vie peut effectivement être considérée comme une succession de moments et de gestes, nos objets nous imposent des interactions physiques limitées et de plus en plus similaires, conditionnant de fait nos façons de nous déplacer et d'interagir avec notre environnement.

Le philosophe allemand Theodor W. Adorno7, dans un court texte intitulé « Entrez sans frapper ! »8, dénonce la brutalité des objets « modernes » et l’avènement toujours plus pressant de la technique, qui nous imposent un mode de vie formaté, sans place pour « la liberté des comportements » et le « superflu ». Pas de place donc pour la spontanéité, la liberté d’utilisation, l’hésitation, l’erreur.

 

« La technicisation a rendu précis et frustres les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. […] C’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d’autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d’entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l’intérieur qui l’accueille »9.

 

En plus de conditionner nos gestes quotidiens, cette fermeture efface également certaines interactions plus profondes que l'on pourrait avoir avec un objet : le modifier, le réparer, l'augmenter…

Nous achetons des produits mais ne les possédons que superficiellement, puisque nous n'avons pas de véritable prise sur eux. Le capotage permet de domestiquer la technique, mais empêche paradoxalement l'utilisateur de domestiquer l'objet. La majorité des produits industriels d'aujourd'hui reposent sur cette logique : restreindre notre engagement dans nos objets pour nous enfermer dans le simple (mais certes plaisant par bien des aspects) rôle de consommateur-jeteur. Comme l'explique le philosophe et mécanicien Matthew B. Crawford à propos des motos, dans l'éloge du carburateur, il ne s'agit pas de diaboliser le progrès technique ou de prôner un retour aux technologies passées, mais de constater que la fermeture des objets élimine une forme « d'engagement corporel » actif vis à vis de l'objet, engagement qui suppose « un autre type d'attitude que le détachement contemplatif »10. Ce détachement auquel nous pousse les objets fermés s'inscrit plus largement dans une logique économique de production et de consommation effrénée, où les objets ne sont pas réparés mais jetés puis rachetés.

 

 

3. La fermeture des possibles

Enfin, une troisième fermeture, qui se joue essentiellement sur le terrain des objet-appareils numériques, s'est mise en place depuis les années 1990. Elle tend à enfermer l'utilisateur dans un écosystème ne fonctionnant qu'avec une gamme de produits spécifiques, liés entre eux par des logiciels et des systèmes d'exploitation propriétaires.

 

C'est notamment la stratégie d'Apple, qui s'est mise en place bien avant la démocratisation d'Internet. Dans les années 1990, Steve Jobs avait déjà bien compris le potentiel de séduction qui résidait dans le fait de proposer un objet simple, accessible et proposant un panel d'usages limités mais efficaces. à contre-courant des modèles d'ordinateurs personnels ouverts de l'époque, qui ne s'adressaient qu'à une communauté restreinte de connaisseurs, il fut visionnaire en proposant un ordinateur personnel fermé (l'iMac) compréhensible par le grand public11.

Sur cette base s'est développée une stratégie globale (mettant en jeu le design de produits et d'interfaces, l'innovation technologique, la communication, le marketing…) visant à absorber les consommateurs dans un écosystème qui façonne l’expérience de l’utilisateur. Il est ainsi difficile d'utiliser un iPod sans iTunes, l'iPhone ne fonctionne qu'avec un choix restreint d’applications formatées et approuvées par Apple, l'intégralité des devices12 d'Apple se synchronisent via l'iCloud… si bien que nombre de consommateurs se retrouvent finalement à s'équiper intégralement de produits de la marque.

Sous couvert d'une expérience facilitée, Apple a mis en place un écosystème fermé duquel il est difficile de sortir. C'est aujourd'hui ce modèle de gamme exclusive qui tend à se démocratiser pour l'ensemble des marques.

 

 

Apple,

publicité pour l'iCloud avec l'iPhone 4S,

2012.

La fermeture des objets s'est donc imposée, à partir de la Seconde Révolution industrielle et l'essor de la production de masse, comme le modèle dominant dans la conception d'objets industriels. Si elle est née d'une volonté de domestiquer la technique au service de l'utilisateur et d'une production optimisée, le capotage a vite dérivé vers une logique aliénante servant avant tout à nous entrainer dans un modèle de consommation irréfléchi, instaurant un rapport très superficiel à l'objet physique. Un modèle nous détournant de tout engagement actif dans les objets que nous utilisons.

La mise en place d'écosystèmes de produits par les marques, qui nous englobent dans une expérience d'utilisation et un mode de vie formatés, n'est que la suite logique de la fermeture physique des objets.

Dès lors, comment se dépêtrer de ce cloisonnement physique et mental ?

Revenir à un « engagement actif » envers l'objet, dans le sens où l'entend Matthew B. Crawford, serait une solution pour dépasser cette limite qui existe entre l'utilisateur et son objet.

 

« Il me semble que les arts mécaniques ont une signification toute particulière pour notre époque parce que la vertu qu'ils cultivent n'est pas la créativité, mais une qualité plus modeste, l'attention. Les objets n'ont pas seulement besoin d'être créés, ils ont besoin d'être entretenus et réparés. »13

 

S' « engager » dans un objet-appareil et y porter de l'attention implique de l'ouvrir, d'en comprendre les mécanismes internes. Saisir le dispositif qui le supporte. C'est en rétablissant une forme d'engagement, de compréhension et ainsi de confiance envers l'objet que l'on pourra dépasser le cloisonnement physique et mental imposé par les produits industriels actuels.

Faut-il alors ouvrir les objets pour rétablir cette confiance ? N'est-ce pas le rôle du designer que de repenser les objets pour les rendre plus compréhensibles et accessibles ?

13.

Matthew B. Crawford,

op. cit., p. 101-102.

12.

Le terme anglais device a plusieurs significations.

Il peut désigner

un « appareil » mais également « dispositif ».

Cette dernière traduction semble effectivement appropriée si on la rapproche du sens que lui donne Giorgio Agamben : « ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer,

d'orienter, de déterminer,

d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites,

les opinions et les discours des êtres vivants ».

Giorgio Agamben,

Qu'est-ce qu'un dispositif ?, éd. Payot & Rivages, Paris, 2007, p. 31.

11.

On peut d'ailleurs soupçonner que

Steve Jobs s'est inspiré du premier appareil photo Kodak, en proposant sur

le même modèle un produit composé d'un hardware clos (l'ordinateur) et d'un software (les logiciels).

10.

Matthew B. Crawford, éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail,

éd. La Découverte, Paris, 2016 (2009),

p. 73.

9.

Ibid, p. 37.

8.

Theodor W. Adorno,

Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée, éd. Payot, Paris, 1991 (1951).

L'ouvrage rassemble des textes écrits par le philosophe entre 1944 et 1949. Bien que rédigés il y plus de soixante ans, beaucoup de ces écrits ont encore un écho familier dans notre société actuelle.

7.

Theodor W. Adorno (1903-1969). Philosophe, sociologue, compositeur

et musicologue allemand, il est, en tant que philosophe, l'un des principaux représentants de l'École de Francfort.

6.

Michael Haneke

à propos de son film

« Le septième continent »,

dans une interview

du cinéaste par

Serge Toubiana.

5.

Ce que résume bien

le slogan de Kodak

de l'époque, resté célèbre : « You push the button, we do the rest ».

4.

Anecdote glanée

dans « Raymond Loewy (1893-1986) », émission Une vie, une œuvre de Matthieu Garrigou-Lagrange, France Culture,

23 mars 2013.

3.

Objet de bureau ancêtre du photocopieur.

2.

Les objets contenant

un dispositif mécanique, électrique ou électronique.

1.

Je laisse de côté

les outils de surveillance

ou de contrôle comme les caméras, dont la fonction première est effectivement de discipliner les populations.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.