éclater les bulles

cognitives

internet, un espace de liberté confortable dans un circuit fermé.

L'ordinateur Hal 9000

de « 2001, l'Odyssée de l'espace »,

film de Stanley Kubrick,

1968.

couverture de 1984

(collection Folio, Gallimard),

roman de George Orwell,

1949.

« Fahrenheit 451 »,

film de François Truffaut,

1966.

La discipline par le regard…

Les « murs-écrans », l’œil d'HAL 9000, les « télécrans » et le regard inquisiteur de Big Brother1

L'asservissement de l'humain par des dispositifs de surveillance (souvent des variantes plus ou moins évoluées de la caméra) est un ressort que l'on retrouve dans de nombreuses fictions ou dystopies du XXe siècle. Elles reposent sur une conception pessimiste du progrès dans laquelle les appareils sont utilisés à des fins disciplinaires.

Cette notion de la discipline par le regard est théorisée par Michel Foucault dans Surveiller et punir :

 

« induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir »2.

 

Au départ cantonné aux établissements de discipline comme les prisons, selon le modèle du panoptique3, ce mécanisme disciplinaire s'est par la suite répandu à l'ensemble de la société, par une décomposition « en procédés souples de contrôle, qu’on peut transférer et adapter »4.

 

 

…au creux de la main

Selon l'écrivain français Alain Damazio, Michel Foucault n'a pas anticipé le fait que ce mécanisme panoptique allait finalement être exercé, non pas uniquement par les instances dirigeantes, mais par l'ensemble des individus. Il voit dans la vulgarisation massive d'internet (qu'il qualifie d' « espace panoptique ») et des smartphones la mise en place d'un mécanisme de discipline horizontal5. Nous avons tous une caméra à portée de main, ce qui conduit fatalement à l'inhibition, l'auto-censure et donc l'auto-discipline de chacun.

 

« Le système panoptique est devenu portatif. Le réseau est, de façon consubstantielle, panoptique ».

 

La surveillance s’est donc aujourd’hui généralisée, d'une part par le biais d’institutions ou d’entreprises mandatées par le pouvoir, mais surtout par la main des citoyens eux-mêmes qui peuvent être voyeur, « enregistreur » et diffuseur.

 

On peut néanmoins nuancer ce propos. Car si ce pouvoir panoptique est la source d'une auto-discipline latente, il attribue également à chacun d'entre nous une grande liberté de créer, de s'exprimer, de diffuser des contenus, de s'informer. Internet et nos outils numériques contrebalancent le pouvoir de l'état et des médias, en court-circuitant les schémas classiques d'accès aux informations.

De nombreux jeunes ont tendance à délaisser les médias dits traditionnels (télévision, radio, affichage et presse), auxquels ils ne font plus confiance, pour se tourner vers d'autres canaux d'information qu'ils jugent plus fiable. C'est le cas avec Periscope, une application pour mobile qui permet à l'utilisateur de retransmettre en direct ce qu'il est en train de filmer. Elle est notamment utilisée lors de manifestations par certains manifestants eux-mêmes, pour diffuser leur ressenti des évènements. Récemment, une vidéo d'affrontements avec la police devant le tribunal de Bobigny a par exemple été vue 300 000 fois6.

 

Il semble donc que cette vision d'une société contemporaine auto-disciplinée telle que la dépeint Alain Damasio doit être relativisée. Nos objets numériques sont ambivalents : ils nous inhibent autant qu'ils permettent de nous émanciper.

 

 

Les bulles cognitives

Plus que de considérer les objets numériques et connectés comme vecteurs de pouvoir, il convient de s'intéresser aux réseaux.

Internet, qualifié il y a quelques années de « nouveau média », est en effet devenu hégémonique : il constitue notre principal portail d'accès à l'information. Notre lecture du monde passe désormais par Google, Yahoo!, Facebook, Instagram, Twitter… autant de réseaux qui garantissent en apparence une facilité d'accès, une instantanéité et une diversité de contenus. Cependant, certains évènements politiques récents – l'élection de Donald Trump aux États-Unis et la sortie du Royaume-Uni de l'Union Européenne –, en déjouant spectaculairement les prévisions des institut de sondages, ont mis en lumière notre incapacité (celle des médias et des individus) à avoir une lecture claire des situations géopolitiques, économiques ou sociétales.

 

Une des explications avancée pour expliquer cette vision biaisée est celle des « bulles cognitives » ou « bulles de filtres ». Concept développé par Eli Pariser dans son livre The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You paru en 2011, il se définit comme la personnalisation, à son insu, des informations auxquelles accède un internaute sur Internet. Des algorithmes inhérents aux différents réseaux intègrent nos habitudes (ce que l'on consulte, nos relations, le temps que l'on passe sur chaque page…) et filtrent silencieusement les contenus auxquels nous pouvons accéder. C'est pourquoi deux personnes qui effectuent une recherche similaire sur Google peuvent aboutir à des contenus totalement différents voire opposés.

Eli Pariser, en ouverture d'une conférence sur les bulles cognitives, donne ainsi cet exemple :

 

« Un journaliste posait une question à Mark Zuckerberg à propos du fil d’actualité de Facebook, lui demandant pourquoi il était si important. Ce à quoi Mark Zuckerberg a répondu "Un écureuil mourant dans votre jardin peut être plus pertinent pour vos intérêts du moment que les gens qui meurent en Afrique." »7.

 

Selon lui, cette notion de « pertinence relative » est la clé de voûte des bulles de filtres. Chaque internaute se voit redirigé vers un contenu personnalisé qui l'enferme dans un cocon subjectif, le confortant dans ses opinions. Une bulle qui lui fait oublier que d'autres opinions, d'autres croyances, d'autres visions du monde sont possibles.

 

De « fenêtre ouverte sur le monde », Internet a évolué vers un système de contrôle hégémonique, où chacun navigue dans une bulle formatée. Un contrôle qui s'exerce par un enfermement cognitif confortable, qui nous empêche de concevoir d'autres visions du monde.

Malgré les initiatives de certains activistes comme Eli Pariser pour nous mettre en garde contre cette fermeture progressive des réseaux, il est difficile d'imaginer comment sortir de ce contrôle silencieux. à moins d'en repenser le fonctionnement interne, l'architecture numérique, afin de tendre vers des structures plus ouvertes et transparentes.

7.

Extrait de la conférence TED « Eli Pariser nous met en garde contre "les bulles de filtres" en ligne » filmée en mars 2011.

6.

D'après l'article « France : Periscope, caisse de résonance des émeutes autour de Paris » de Pierre Olivier, février 2017, rfi.fr.

5.

Alain Damasio est l'auteur de la Zone du Dehors, roman de science-fiction qui traite du fonctionnement des sociétés de contrôle. Il s'est fortement inspiré des travaux de Foucault, notamment de ses écrits à propos du panoptique de Bentham.

Les propos d'Alain Damasio que je rapporte ici sont extraits de l'émission de radio « La société de surveillance de Foucault » de Pierre Ropert,

France Culture,

13 juin 2014.

4.

Michel Foucault,

op. cit., p. 246.

3.

Architecture carcérale

mise au point par le philosophe britannique Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle.

Le panoptique est structuré par une enceinte circulaire divisée en cellules transparentes, au centre de laquelle se trouve une tour accueillant un gardien. Le surveillant peut voir l'intégralité des détenus tout en restant invisible. Le prisonnier quant à lui ignore s’il est surveillé

ou non.

2.

Michel Foucault,

Surveiller et punir : naissance de la prison, éd. Gallimard, Paris, 1993 (1975), p. 233.

1.

Respectivement dans Farenheit 451, roman

de Ray Bradbury publié en 1953 ;

« 2001, l'Odyssée

de l'espace », film

de Stanley Kubrick

sorti en 1968 ;

1984, roman

de George Orwell

publié en 1949.

internet, un espace de liberté confortable

dans un circuit fermé.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.