Ramollir les murs

questionner la rigidité de l'habitat.

La perméabilité des espaces

Se balader dans Taipei de bon matin garantit d'assister, pour un occidental, à des scènes singulières. En effet, dans certains quartiers de la capitale, le rez-de-chaussée des immeubles et des maisons est occupé par des boutiques ou des restaurants qui donnent directement sur la rue. Ainsi en vagabondant le matin, il n'est pas rare d'apercevoir, comme exposée en vitrine, la vie quotidienne d'une famille. Par exemple, un enfant en train de manger un bol de céréales en regardant la télé, au beau milieu d'un petit magasin de vêtements en train d'ouvrir.

Le niveau de vie des habitants de Taïwan est relativement bas, et beaucoup ne peuvent pas posséder à la fois un logement et un local de travail. Ceux qui tiennent un magasin divisent donc leur habitation de telle sorte que la partie domestique soit au fond, et que l'espace de travail donne sur la rue. Parfois, la vie quotidienne déborde dans la boutique, ce qui permet d'être témoin de scènes de vie qui en Occident sont considérées comme intimes (le moment du petit déjeuner par exemple).

Un peu comme si les façades du rez-de-chaussée avaient été effacées.

Ettore Sottsass,

Architettura virtuale,

1973.

Cette perméabilité de l'espace domestique avec la rue est d'autant plus frappante qu'elle semble inconcevable dans nos villes occidentales, où la distinction entre espace individuel et familial et espace collectif est très tranchée.

 

« d’un côté, il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique [...], de l’autre côté, il y a les autres, le monde, le public, le politique. On ne peut pas aller de l’un à l’autre en se laissant glisser, on ne passe pas de l’un à l’autre, ni dans un sens ni dans l’autre : il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche »1.

 

Il est effectivement difficile de « glisser » d'un espace à l'autre, puisqu'il nous faut en permanence franchir les limites qui les cloisonnent. Nous évoluons dans des espaces rigides et délimités.

On peut alors se questionner sur la pertinence de cette rigidité, dans des sociétés où tout tend à devenir plus flexible2.

 

 

Compartimentages spatial et mental

La séparation franche entre espaces public et privé, ou entre espace de travail et espace domestique nous amène inconsciemment à opérer à des compartimentages mentaux. Nous dissocions nos activités de travail de nos loisirs, notre manière d'agir dans les lieux  publics est différente de notre comportement en privé… à un lieu correspond souvent une d'activité. C'est pourquoi beaucoup de personnes ont du mal à accepter de recevoir des appels ou des mails « de bureau » dans un endroit ou à un moment qui ne s'y prête pas. Nous fixons des limites entre nos différentes occupations, calquées sur les divisions spatiales entre lesquelles nous évoluons.

 

Les grandes entreprises comme Google ou Facebook ont su intégrer ce mécanisme de « cloisonnement mental ». Les dispositifs d'aliénation qu'elles mettent en place pour augmenter la productivité de leurs employés ne reposent plus sur des stratégies datées de harcèlement ou de surmenage. Elles les dissimulent au contraire, sous couvert de flexibilité et de dynamiques libres, en intégrant par exemple des services et des activités de l'ordre du « loisir » ou de la « détente » dans leurs locaux. On peut ainsi lire, dans un article des échos datant de 2011 consacré au « Googleplex », le siège social de Google situé en Californie :

 

« On y promène son chien, on y nage dans une piscine à contre-courant, on y mange gratuitement une demi-douzaine de cuisines différentes, on peut y développer ses projets personnels, on y accueille le monde entier : le siège social du géant Google, est devenu le symbole d'une autre façon de vivre au travail »3.

 

Cette incursion d'activités liées à la sphère privé dans l'espace de travail est ainsi devenue une stratégie utilisée par de nombreuses entreprises.

Si le cloisonnement entre nos différents espaces de vie avait l'effet bénéfique de poser des limites mentales entre le travail et le reste, cela tend de plus en plus à s'effacer.

 

 

La rigidité de l'habitat

D'autre part, ce découpage rigide ne se contente pas de séparer et limiter nos espaces (nos « sphères »). Nos habitats sont contraints de l'intérieur par les mêmes cloisonnements fixes, structurés selon une organisation fonctionnaliste.

N'y aurait-il pas d'autres manières de construire l'espace, plus en phase avec nos modes de vie actuels ?

 

« on peut penser à un partage reposant, non plus sur des rythmes circadiens, mais sur des rythmes heptadiens : cela nous donnerait des appartements de sept pièces, respectivement appelés : le lundoir, le mardoir, le mercredoir, le jeudoir, le vendredoir, le samedoir et le dimanchoir. »4

 

D'autres modèles de structuration de l'espace domestique, plus souples, existent pourtant. On peut par exemple citer la maison traditionnelle japonaise, qui s'organise selon des règles différentes de celles de l'architecture occidentale. L'espace domestique est surélevé par rapport à la rue. Il n'est pas découpé par des murs rigides, mais rythmé par des parois légères et amovibles (les shōji). Ainsi, les murs ne sont pas des murs et les fenêtres ne sont pas des fenêtres.

L'intérieur s'envisage et s'organise selon une notion particulière : le ma, qu'on peut traduire par « intervalle ». L'intervalle entre deux shōji, entre deux objets, entre deux corps. Ce n'est pas l'architecture qui modèle les déplacements, les mouvements, les habitudes, mais c'est l'espace qui est appréhendé et façonné en fonction des corps qui s'y meuvent.

 

« Au Japon, l’espace est remarquablement pensé et articulé dans sa temporalité, dans sa progression, ses flux et reflux, ses pauses et ses suspensions... En somme, dans son potentiel rythmique. Ce n’est pas un univers statique, mais un processus vivant et dynamique. L’espace implique un mouvement, une chorégraphie. »5

Yasuhiro Ishimoto,

Villa impériale de Katsura,

Kyoto.

Peut-être faut-il remettre en cause les limites et les cloisonnements qui structurent nos habitats, afin que l'espace s'adapte à ceux qui y vivent et non l'inverse.

Donner plus de souplesse et de légèreté à ce qui est aujourd'hui rigide et fixe,

Erwin Wurm,

Fat House,

2003.

jusqu'à déraciner complètement l'habitat.

Michel Gondry,

« Microbe et Gasoil »,

2015.

Ou peut-être vaut-il mieux considérer que notre manière d'habiter n'est plus du tout la bonne, que « le temps de la maison est passé »6. Peut-être faut-il éclater les murs.

Gordon Matta-Clark,

Splitting,

1974.

Gordon Matta-Clark,

Conical Intersect,

1975.

6.

Theodor W. Adorno,

Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée, « Asiles pour sans-abris », éd. Payot, Paris, 1991 (1951), p. 35.

5.

Nevil Bernard,

L'envers du rythme,

mémoire de fin d'études à l'ENSAD, mai 2015.

4.

Georges Perec,

op. cit., p. 73.

3.

Michel Ktitareff,

article « Le Googleplex »,

aout 2011, Leséchos.fr.

2.

Internet et l'omniprésence des appareils numériques dans notre vie quotidienne ont fortement bouleversé notre rapport au temps, aux espaces,

aux personnes, au travail, au confort.

L'ubiquité que nous offre le progrès technique nous pousse à devenir plus flexibles. On peut citer l' « uberisation », qui est un exemple parmi tant d'autres de l'élasticité et de la fragmentation de nos horaires et nos lieux de travail.

1.

Georges Perec,

Espèces d'espaces, « Portes »,

éd. Galilée, Paris, 1997 (1974), p. 73.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.