le besoin d'un étranger pour se sentir être.

Un regard commun

J'ai séjourné à deux reprises au Japon, à chaque fois pour une durée de six mois. Au début de mon premier voyage, j'étais resté pendant une longue période déboussolé, constatant rapidement les limites de mon langage, de ma perception et de ma compréhension des choses. La culture japonaise s'imposait à moi comme un territoire complexe, façonné par de multiples strates et reliefs.

Lors de ce séjour, j'ai tenu un carnet de bord dans lequel j'ai relaté mes impressions et étonnements face à cette culture nouvelle, la comparant instinctivement à ma culture occidentale.

 

 Deux ans plus tard environ, j'ouvre presque par hasard un curieux livre écrit au Japon en 1585 par un prêtre jésuite portugais. Intitulé Européens et Japonais, Traité sur les contradictions & différences de mœurs, ce court ouvrage de Luís Fróis1 énumère les disparités culturelles entre les deux civilisations sur des sujets aussi divers que « la manière de boire et de manger », « les chevaux », « les pièces, farces, danses chants & instruments de musique » ou encore « les enfants et leurs mœurs ».

L’ouvrage m’a particulièrement frappé. Le traité de Luís Fróis faisait étrangement écho à mon carnet de bord. Au fil des comparaisons relevées par Fróis, je reconnaissais un regard occidental similaire au mien, une obsession à noter les « contradictions », les « différences », les « contrastes »…

 

 Comment était-il possible qu’en dépit des presque cinq siècles qui nous séparent, nous appréhendions une culture étrangère à la nôtre de la même façon ?

 

 Si nous nous attelons, chacun à notre manière, à relever ces différences de mœurs, c’est qu’il doit exister quelque chose qui nous guide, nous pousse, nous conditionne à percevoir le monde de la sorte.

 

 

La nécessité de l'étranger

Claude Lévi-Strauss, auteur de la préface du traité de Luís Fróis, confirme l’existence d’une vision occidentale commune portée sur l'altérité, indépendante des époques :

 

« Ni Chamberlain ni Fróis n’avaient probablement présent à l’esprit qu’ils s’exprimaient sur le Japon dans les mêmes termes qu’Hérodote, au Ve siècle avant notre ère, sur un pays, l’Egypte, à ses yeux non moins empreint de mystère : car, écrivait le voyageur grec, « les Egyptiens se conduisent en toute chose à l’envers des autres peuples » »2.

 

Ce regard récurrent porté sur les civilisations étrangères témoigne de notre assimilation de l'altérité à une figure préconçue. Comme s'il existait dans notre imaginaire une image floue et polymorphe de l'étranger, opposée à notre propre culture.

Régis Debray, dans l'éloge des frontières, corrobore cette idée en affirmant que l’homme a besoin d’un étranger pour se sentir être et se fédérer autour d'une identité commune :

 

« Face à l’alien d’une autre galaxie, l’impersonnalité morale qu’est l’Humanité avec un grand H pourra alors nous tenir chaud, parce qu’elle prendra forme et corps, par contraste avec un fond »3.

 

 L'image inversée de l'étranger qui « se conduit en tout chose à l'envers », semble ainsi être un moyen d'aviver son appartenance à une communauté, une culture, une nation.

Ce qui se trouve de l'autre côté (du mur, de la clôture, de la ligne, de l'océan...) devient une fondation contre laquelle se construire.

On y projette ses peurs ou on y cultive sa différence.

 

« D’âge en âge, tandis que sa forme se dégageait lentement, l’Afrique était déjà la terre des énigmes, le noir était déjà la couleur du péché. Les récits des voyageurs parlaient de monstres, de flammes, d’apparitions diaboliques. Déjà le blanc projetait sur le noir ses propres démons pour se purifier. Et pourtant, lorsqu’au delà des déserts et des forets, il croyait aborder au royaume de Satan, le voyageur découvrait des nations, des palais »4.

 

Camille de Toledo, dans son essai Le hêtre et le bouleau, traite de cette nécessité pour une nation d'avoir un ailleurs face auquel se développer. En tentant de comprendre les causes de l'apathie dans laquelle se trouve aujourd'hui l'Europe (Toledo parle de « tristesse européenne »), il s'intéresse en particulier à la Chute du Mur de Berlin en 1989, qui en est selon lui à l'origine.

Il explique en effet que la disparition de cette limite si forte et symbolique entre l'Est et l'Ouest, a entraîné « la disparition de deux « ailleurs » »5 et « la perte de l'autre »6.

Régis Debray dans son éloge des frontières va également dans ce sens, en insistant sur le fait que, malgré les clivages qu'elle instaure inévitablement, la frontière est originellement un acte créateur : par la séparation, la définition, la création, la construction.

 

 Nos sociétés occidentales semblent ainsi se définir, à l'aune des frontières, par ce qu'elles ne sont pas. Elles se développent donc, de manière voulue ou non, en contraste avec un ailleurs et un autre.

Si cette attitude semble logique et nécessaire au vue de la dualité connu/inconnu imposée par nos délimitations7, l'ailleurs est fréquemment instrumentalisé à des fins politiques pour faire naître la peur et discipliner les populations.

David Lynch,

« Elephant Man »,

1980.

à l'intérieur des frontières

Ainsi, si l'on développe un imaginaire autour de l'autre et de l'ailleurs, imaginaire « nécessaire » pour se construire, l'instrumentalisation de ces images conduit souvent à un rejet de ceux qui sont tenus pour étrangers.

La figure de l'autre n'est en outre pas cantonnée à l'en-dehors, mais se trouve aussi être celui qui, au plus proche, est différent : handicapé physique ou mental, délinquant, SDF…

Celui-ci est alors mis au banc du système et caché au regard.

 

La situation des SDF à Tokyo est particulièrement parlante. Il est en effet possible de vivre quelques jours voire plusieurs semaines dans la capitale nippone sans croiser un seul sans-abri. On pourrait croire en la réussite du modèle social japonais, mais il se trouve que les SDF sont simplement dissimulés, parqués en certains endroits de la capitale peu fréquentés des piétons. On pouvait ainsi trouver en 2014 un regroupement d'une centaine de SDF, sous un gigantesque échangeur en béton, dans le quartier de Shinjuku. L'image du sans-abri, figure abstraite et froide, est brandie comme un contre-modèle de société, mais les hommes eux-mêmes sont cachés.

 

Le cas des enfants dits « inadaptés » est également révélateur de cette (né)cessité vis à vis de l'autre. L'instituteur et éducateur Fernand Deligny, célèbre pour ses méthodes pédagogiques dissidentes, a été un farouche opposant à la mise en asile des enfants difficiles ou diagnostiqués comme autistes. Directeur pédagogique du Centre d'observation pour enfants inadaptés de la région de Lille dans les années 1940, il relate dans son livre Les Vagabonds efficaces des scènes de vie quotidienne au contact de ces adolescents « déviants ».

Ce qui semble être au départ une compilation d'épisodes insolites  constitue en fait le quotidien du centre. Les anecdotes de Deligny révèlent le décalage entre le comportement des pensionnaires du centre et les règles sociales et morales imposées par la société. Il dénonce les tentatives de remodelage des « enfants en danger « moral » » par les garants de cet ordre moral et social.

Tout est fait pour que les individus en marge, qui ne peuvent suivre les lignes, soient d'abord rééduqués, puis, en cas d'échec, dissimulés aux yeux de la société, dans des centres d'observation, des maisons de redressement ou des prisons.

Selon Deligny, à vouloir à tout prix imposer un quadrillage trop strict de règles, la société exclut d’elle-même les individus qui ne peuvent pas s’y plier. Ces inadaptés font alors office d'épouvantail moral : ils sont cachés aux yeux de la société mais abstraitement et moralement regroupés sous la bannière du « déviant ». Un autre à ne surtout pas imiter.

Deligny défend à l'inverse l’idée que la proximité de ces individus déviants avec les individus conventionnels est un gain pour tous. à travers le protocole des « cartes et lignes d'erre »8 notamment, Fernand Deligny révèle que l’observation des individus déviants peut nous instruire sur les comportements humains en général. Elle nous prouve qu'il existe d'autre manière de se comporter, d'interagir et de voir le monde.

 

Carte d'erre issue de l'ouvrage collectif

Cartes et lignes d'erre : Traces du réseau

de Fernand Deligny, 1969-1979,

2013.

La figure de l'autre semble nécessaire à la construction de notre propre identité (nous nous construisons en partie contre, pour définir ce que nous ne sommes pas). Cette opposition n'est pas synonyme de rejet. Camille de Toledo et Fernand Deligny voient par exemple dans ces différences et ces décalages entre les cultures une richesse à cultiver.

L'étranger nous montre un en dehors de soi, nous prouve que d'autres manières de voir le monde sont possibles. C'est pourquoi il est si souvent rejeté. L'altération de la société par l'altérité n'est pas supportée.

Pourtant, si l'autre est un miroir inversé de nous même, il ne tient qu'à nous de le considérer autrement que selon l'angle qu'on tente de nous imposer.

 

« La symétrie qu’on reconnaît entre deux cultures les unit en les opposant. Elles apparaissent tout à la fois semblables et différentes, comme l’image symétrique de nous-mêmes, réfléchie par un miroir, qui nous reste irréductible bien que nous nous retrouvions dans chaque détail. Quand le voyageur se convainc que des usages en totale opposition avec les siens, qu’il serait, de ce fait, tenté de mépriser et de rejeter avec dégoût, leur sont en réalité identiques, vus à l’envers, il se donne le moyen d’apprivoiser l’étrangeté, de se la rendre familière. »9

9.

R. P. Luís Fróis,

op. cit., p. 11.

8.

à partir de 1968, Fernand Deligny accueille dans un centre dans les Cévennes des enfants « mutistes ». Dans ce lieu où les enfants peuvent circuler librement, il demande aux éducateurs du centre de les suivre dans leurs déambulations, et de reporter sur le papier leurs errances. En résulte des « lignes d’erre », témoignages de leurs conceptions particulères de l'espace et du monde.

7.

L'aphorisme « Comment

se poser sans s’opposer ? » résume bien cet état de fait.

Régis Debray, op. cit., p. 46.

6.

Ibid, p. 25.

5.

Camille de Toledo,

Le hêtre et le bouleau, essai sur la tristesse européenne, éd. du Seuil, Paris, 2009,

p. 22.

4.

Alain Resnais,

Chris Marker & Ghislain Cloquet,

 « Les statues meurent aussi », 1953.

3.

Régis Debray,

éloge des frontières, éd. Gallimard, Paris, 2013 (2010), p. 47.

2.

R. P. Luís Fróis, Européens & Japonais : traité sur les contradictions & différences de moeurs, préface de Claude Lévi-Strauss, éd. Chandeigne, Paris, 1998 (1585), p.11.

 

1.

Luís Fróis faisait parti

de la toute première vague d’occidentaux à découvrir l’archipel nippon, au XVIe siècle.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.