Antony Gormley, Flat Tree, 1978.

le plancher

rossignol

réflexion sur l'immatérialité et la perméabilité des limites.

La frontière invisible

Il existe à Kyoto, au Japon, un château singulier. Appelé Nijō-jō, il est l'un des derniers châteaux fortifiés japonais encore debout. Sa construction fut ordonnée en 1603 par le shōgun1 Tokugawa Ieyasu afin de lui servir de résidence secondaire (Kyoto était alors une des villes les plus importante du pays).

Comme tout dirigeant militaire, le shōgun était sujet à de nombreuses tentatives d'assassinat et devait être en permanence surveillé et protégé. En particulier pendant son sommeil. L'intérieur du château de Nijō est ainsi défendu par plusieurs enceintes imposantes. Cependant, la chambre du seigneur pourrait sembler être laissée sans protection. Elle n'est pas cloisonnée par d'épais murs qui empêcheraient les intrusions, mais seulement longée sur ses quatre bords par un couloir. De fines parois mobiles en bois et papier (des shōji) permettent de clôturer l'espace et de rendre la pièce imperméable au regard.

 

 Malgré cette apparente vulnérabilité, le véritable rempart est le couloir. Fabriqué en bois, il est conçu de façon à ce que chaque latte grince très distinctement, émettant un son qui ressemble au chant du rossignol. Quiconque vient à poser le pied dans ce couloir signale immédiatement sa présence, ce qui permet de repérer n'importe quel intrus. Le couloir est plus infranchissable qu'une muraille2.

Château de Nijo, Kyoto,

photo personnelle.

La nature de la frontière

Cette limite chantante qu'est le plancher rossignol nous amène à nous questionner sur la nature d'une frontière. Par définition, la frontière est « une limite qui, naturellement, détermine l'étendue d'un territoire ou qui, par convention, sépare deux États »3.

Une frontière est donc dessinée par la nature (un fleuve, l'orée d'un bois, une chaine de montagnes…) ou établie par les hommes, par convention (elle peut donc être une simple ligne). Il n'est pas question ici de bâti.

Pourtant, nous avons généralement tendance à imaginer une frontière comme une structure solide et imposante qui empêche physiquement tout passage. L'image du mur gardé par des sentinelles nous vient spontanément à l'esprit. Mais bien qu'ils soient devenus le symbole de la ségrégation par excellence (l’Histoire nous en fournit de nombreux exemples), un mur, un rempart ou une grille ne sont pas nécessairement synonymes d’exclusion ou de fermeture4.

Le plancher rossignol du Nijō-jō nous démontre d'ailleurs bien qu'une frontière n'est pas forcément tangible. Le couloir expose simplement celui qui le franchit, pour qu'il puisse ensuite rentrer ou non. La question n'est donc pas tant celle de l'existence physique que de la perméabilité d'une limite. En effet, qui n'a jamais fait l'expérience d'essayer de traverser une foule compacte ? L'opération se révèle souvent plus difficile que de franchir une barrière.

 

 

Alexandra Pirici,

Fluids, a 2015 reinvention

of Allan Kaprow’s happening from 1967,

2015.

Avec un contexte géopolitique rythmé par des enjeux de quotas d'immigration, de protectionnisme, d'accueil ou de refus des réfugiés, s'interroger sur la véritable nature de la frontière est nécessaire. C’est pourquoi, plus que de s’intéresser aux délimitations ou au bâti, il faut considérer la notion de perméabilité d'une société.

 

 

Perméabilité

La notion de perméabilité est directement liée à l'idée du groupe. On peut donc se pencher un peu plus sur ce qui est à l'origine du regroupement des hommes en clans, en communautés puis en sociétés. D'où vient cet instinct qu'ont les êtres humains à se rassembler ?

Si l'on remonte de façon fulgurante le fil de l'histoire jusqu'au Paléolithique, les homo habilis qui ont survécu sont ceux qui se sont réunis en tribus, par peur et instinct de survie. Ils ont formé des groupes pour faire « bloc » afin de se protéger, à la fois des bêtes sauvages mais aussi des autres hommes. Le moteur des premières communautés humaines a donc été la peur du danger, la peur de l'inconnu.

Puis, les premiers cris articulés sont devenus un langage construit, le galet une machine, le gibier une marchandise, l’espace une propriété. De la peur sont nées les nations.

 

 Bien que nous soyons aujourd'hui débarrassés des menaces qui étaient celles des siècles passés (on peut admettre que le quotidien des citoyens des pays développés est relativement sûr), les évènements actuels démontrent que nous n'en restons pas moins imperméables à ce(ux) que nous considérons comme inconnu(s). Nos pays demeurent souvent fermés. L'instinct de survie qui a été un des moteurs du rassemblement des hommes en sociétés est aujourd'hui toujours actif, sous des formes plus floues et manipulables. Il est souvent instrumentalisé à des fins politiques, car une limite fixée à notre perméabilité d'esprit est plus efficace que n'importe quel mur.

 

 Ainsi, vouloir abroger les frontières n'a pas de sens. Comme l'affirme Régis Debray, les frontières sont ambivalentes. Elles sont tout aussi nécessaires à la création des nations et l'existence des peuples qu'elles peuvent être destructrices. Les réelles limites ne sont pas forcément tangibles.

La fermeture d'une frontière est avant tout le reflet d'une limite imposée à notre ouverture d'esprit.

4.

Régis Debray, dans

l'éloge des frontières, insiste sur la nécessité des délimitations et met en lumière l'ambiguïté du statut de la frontière : « Ambivalente aussi

la frontière. Aimable

et détestable. « Sublime et maudite », comme disait Lu Xun en son pays, la Chine, de la grande muraille.

Elle inhibe la violence et peut la justifier. Scelle une paix, déclenche une guerre. Brime et libère. Dissocie et réunit. Comme le fleuve, qui joint et sépare en même temps – le Rhin, l’Amour ou le Danube. »

Régis Debray, éloge des frontières, éd. Gallimard, Paris, 2013 (2010), p. 29.

3.

D'après la définition du Centre National

de Ressources Textuelles

et Lexicales (CNRTL).

2.

Le Nijo-jo est ainsi réputé pour son « plancher rossignol ».

1.

Shogun est un terme japonais qui signifie « grand commandant militaire ». Le titre apparaîtrait dès le VIIIe siècle, mais c'est Minamoto no Yoritomo, qui règne à partir de la fin du XIIe siècle sur le Japon, qui est considéré comme le premier vrai dirigeant militaire du pays.

Le titre de shogun devient par la suite héréditaire, et disparaît au XIXe siècle, remplacé par la constitution d'une classe aristocratique dirigeante. Le shogun était ainsi le dictateur militaire qui gouvernait le pays, à ne pas confondre avec l'Empereur qui restait le dirigeant symbolique et le gardien des traditions.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.