digression

hybrider la production

 

 

David Fincher,

« Fight Club »,

1999.

 

 

L'authenticité

Parmi les stratégies utilisées par l'industrie pour alimenter la consommation de masse, l'argument de « l'authenticité » est particulièrement efficace.

Il s'incarne dans « les bols et les assiettes en verre avec des petites bulles et des imperfections » dont parle le narrateur de « Fight Club » : une authenticité trompeuse fabriquée de toutes pièces.

Malgré cet exemple, le terme d' « authenticité trompeuse » paraît paradoxal, presque absurde. Une authenticité artificielle peut-elle exister ?

si on s'intéresse de plus près au terme « authentique », on se rend compte qu'il est relativement polysémique. En parlant de choses créées par l'homme, il peut ainsi désigner :

• ce qui de façon certaine est l'œuvre de telle personne (auteur, artiste), c'est-à-dire une chose dont l'origine (époque, fabrication, lieu) ne fait pas de doute ;

• ce qui est conforme à certaines règles de fabrication, au modèle du genre ;

• ce qui est non altéré, pur ;

• ce qui a une vraie valeur, qui est original.1

 

Sous l'authenticité se cachent donc les notions d'originalité, de qualité, de pureté. Un objet authentique, dans l'imaginaire commun, naît  d'un savoir-faire local, sous la main d'un artisan expert. Il porte une « sincérité » car il est le produit de gestes humains, « l’œuvre des artisans simples, honnêtes et travailleurs des régions rurales de dieu sait où »2.

Des valeurs qui s'opposent aux caractéristiques de la production industrielle, dont les objets, nés de la machine, apparaissent uniformes et impersonnels.

On comprend alors le souci de l'industrie de jouer sur notre envie d'authenticité (posséder des produits uniques et « vrais ») pour faire vendre.

 

Mais nous avons tendance à oublier que si cette notion d'authenticité telle que nous la concevons aujourd'hui existe et occupe une place aussi importante, elle est née avec l'émergence de l'industrie. Le philosophe allemand Theodor W. Adorno, dans son essai Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée objecte à juste titre qu'avant le développement de la production en série, la question de l'authenticité d'un objet ne se posait pas. De ce constat, il avance le concept d' « inauthenticité de l'authentique » :

 

« La découverte de l’authenticité comme dernier rempart de l’éthique individualiste est un reflet de la production industrielle de masse. C’est seulement lorsque d’innombrables biens standardisés donnent l’illusion – au nom du profit – d’êtres uniques que se développe à titre d’antithèse, mais suivant les mêmes critères, l’idée que le non-reproductible représente l’authenticité véritable. »3

 

L'authenticité serait alors un terme creux, qui refléterait avant tout l'opposition entre artisanat et industrie présente dans l'imaginaire collectif.

 

 

Industrie et artisanat

Cet affrontement manichéen entre production industrielle standardisée et fabrication artisanale « authentique »4 existe donc depuis la genèse de l'industrie, et persiste encore aujourd'hui sous d'autres formes.

Un débat qui a notamment déchiré l'écrivain et penseur japonais Sōetsu Yanagi, maître du mouvement Mingei5 et son fils Sori Yanagi.

Sōetsu Yanagi, ardent défenseur et promoteur des artisanats populaires japonais et coréens, a toujours vivement critiqué la modernisation du Japon et le passage à une civilisation industrielle. Selon lui,

 

« la production mécanisée, victime de l'esprit mercantile, donne naissance à des objets de piètre qualité », et « les structures, les machines et le travail actuels ne sont pas aptes à produire des objets honnêtes »6.

 

Il n'a jamais accepté le choix de son fils, en tant que designer industriel, de participer à la production de biens de grande consommation7.

Pourtant les idéaux de Sori Yanagi ne divergeaient pas de ceux de son père, il considérait simplement que l'industrie ne devait pas imiter les productions artisanales mais trouver son propre langage afin produire des biens au service de l'humain8.

Sōetsu Yanagi ne pardonnera son fils qu'à la fin de sa vie9.

Sori Yanagi,

theière en porcelaine blanche, 1956.

Sori Yanagi,

theière en acier noir vitrifié, fabriquée à Kyoto Gojozaka, 1958.

Ce dilemme entre industrie et production locale n'a pas réellement évolué depuis la Seconde Révolution industrielle. Est-il préférable de participer à la création d'objets de masse accessibles à tous, sans être trop regardant sur les modes de production et de distribution ; ou vaut-il mieux s'inscrire dans une démarche de création vernaculaire, plus respectueuse de l'environnement et de l'humain, mais destinée, par le prix des objets produits, à une élite ?

La situation est évidemment plus complexe et ne se limite pas à choisir entre deux pôles antagonistes. Cependant, l'hégémonie d'un groupe restreint d'industries sur le marché mondial et la délocalisation systématique des moyens de production pose de fait une différence entre une fabrication locale, et une production déportée qui reste la plupart du temps opaque.

La question peut paraître insoluble car ces deux engagements portent des contradictions internes :

D'un côté, la démarche de dessiner des objets « pour tous » est louable car elle place l'humain comme finalité, mais elle entretien des systèmes de production souvent catastrophiques (conditions de travail médiocre, dégradation de l'environnement, objets de qualité parfois douteuse, obsolescence programmée…).

De l'autre, créer des objets destinés à des classes très aisées est discutable, mais elle permet de faire vivre des savoir-faire et de produire des objets de meilleure qualité en alimentant des circuits de production et de distribution plus responsables.

 

 

Hybrider les moyens de production

Comme l'affirme Sori Yanagi, un des rôles du designer consiste aussi, au regard des évolutions de la société et des enjeux écologiques, économiques et humains, de réfléchir à l'évolution de nos systèmes de production.

Gaetano Pesce a par exemple beaucoup travaillé autour du détournement de procédés industriels, en jouant sur la création de variations aléatoires au sein d'une production en série.

Plus récemment, on a vu se manifester une volonté de la part de certains designers de se diriger vers une production hybride, à la confluence de la série et de l'artisanat. On peut citer le projet Variations upon an electric kettle du designer Jean-Baptiste Fastrez, qui propose une gamme de bouilloires électrique dont les éléments proviennent de différents appareils de production. Les parties techniques sont fabriquées industriellement alors que les contenants sont l’œuvre d'artisans ou peuvent être créés par des technique de prototypage rapide comme l'impression 3D.

Jean-Baptiste Fastrez,

Variations upon an electric kettle,

2011.

Il est par ailleurs difficile de proclamer la « vraie » authenticité des savoir-faire artisanaux sur les moyens de productions automatisés, maintenant que les outils de prototypage numérique comme l'impression 3D ou la découpe laser se sont démocratisés. Ils permettent en effet de produire à une échelle locale, tout en  autorisant de véritables liberté formelles dans la création.

Studio Unfold,

Stratigraphic Porcelain Serie,

2012.

Service de table créé en impression 3D céramique.

Studio Unfold,

Stratigraphic Porcelain Serie,

2012.

Service de table créé en impression 3D céramique.

L'authenticité n'a ainsi pas lieu d'être, elle n'est qu'un filtre artificiel qui façonne notre perception en nous poussant à croire qu'il existe des objets « vrais », « purs », « sincères » et de « faux » objets.

Les objets ne portent pas de vérité intrinsèque ; il y a des bons et des mauvais objets, et ce critère de qualité dépend de nombreux paramètres. Puisque chaque outil de fabrication, qu'il soit industriel ou local, archaïque ou contemporain, possède des qualités et des limites qui lui sont propres, il existe autant une authenticité de l'industrie qu'une authenticité de l'artisanat. Les moyens de production devraient être considérés et utilisés pour ce qu'ils sont : des outils pour servir les besoins humain et non pour les manipuler.

Le designer a ainsi un rôle à jouer dans la remise en question de nos façons de produire et de consommer. Il peut participer à faire évoluer l'industrie vers des modèles plus justes et raisonnés, à la fois dans la manière de produire et dans le résultat.

9.

Je tiens cette anecdote de mon maître de stage

Jin Kuramoto, qui a été élève de Sori Yanagi à l’université des Beaux-Arts de Kanazawa, au Japon.

8.

« handicrafts should seek a hand-made beauty, and machine-products should design a beauty of its own kind. but as the beauty in both grows out of the involvement of man's life, the basic ground whence it emerges is the same. »

Sori Yanagi, Sori Yanagi Design, éd. Sezon Museum of Art / Nihon Keizai Shimbun inc., Japon, 2012, p. 22.

7.

Sori Yanagi (1915-2011) est un des plus grands designer industriel japonais.

élève de Charlotte Perriand lors du premier voyage

de la designer française au Japon dans les années 1940, il a grandement participé au développement et au rayonnement

de la production industrielle japonaise.

6.

Ibid, p.16-17.

5.

Mouvement d' « artisanat populaire » apparu en 1925 au Japon, inspiré par

l'Arts & Crafts anglais.

Soetsu Yanagi définit

les objets mingei comme « tout ce qui est nécessaire à l'existence quotidienne de chacun : vêtements, meubles, vaisselle, matériel d'écriture… Ces objets divers que l'on qualifie de frustres, peu élaborés, sont des objets mingei. »

Soetsu Yanagi,

Mingei no Shushi, 1933.

 

Extrait tiré de l'ouvrage L'esprit Mingei au Japon publié sous la direction de Germain Viatte, éd. Actes Sud & Le Musée du Quai Branly, Arles, 2008,

p. 13.

4.

Une authenticité

qui se révèle finalement être une « imposture »

si l'on s'en tient

au raisonnement d'Adorno.

3.

Theodor W. Adorno,

Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée, éd. Payot, Paris, 1991 (1951),

p. 147.

2.

Toujours d'après

le monologue du narrateur de « Fight Club ».

1.

D'après la définition du Centre National

de Ressources Textuelles

et Lexicales (CNRTL).

digression

 

 

hybrider

la production

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.