Dériver

s'extirper du quadrillage des territoires.

Marc Khachfe, Las Vegas, 2013.

Jeu de go.

Espaces lisses et espaces striés

Le go est un jeu de stratégie ancestral chinois particulièrement populaire en Corée du Sud, en Chine et au Japon. Il se joue à deux, avec un plateau en bois quadrillé de 19x19 lignes (le goban), et des pierres noires et blanches. Chaque joueur se place à une extrémité du goban, et place à tour de rôle une pierre (respectivement noire ou blanche selon le joueur) sur les intersections du quadrillage. Le but est de construire le territoire le plus grand possible en le délimitant. Il est possible de capturer (ou « tuer ») les pierres de l'adversaire en les encerclant. Le gagnant est le joueur qui totalise le plus grand territoire (on compte les intersections encerclées) et le plus de prisonniers.

 

Gilles Delleuze et Félix Guattari, dans Mille plateaux, assimilent les règles du jeu de go à une conception nomade de l'espace. Il s'agit pour eux de distribuer des « pions anonymes » en n'importe quel point de l'« espace ouvert » du goban. Ainsi, en construisant progressivement des territoires et en déconstruisant ceux de l'adversaire, « le mouvement ne va pas d’un point à un autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée »1. Ils opposent à l'espace « lisse » du plateau de go l'espace « strié » des échecs, où chaque pièce est déterminée (elle porte en elle un sens, une fonction) et se déplace dans une étendue fermée. Le jeu d'échecs est une « guerre institutionnalisée », reflet des mécanismes des sociétés sédentaires.

 

On peut néanmoins se proposer d'avancer une autre lecture du jeu de go. Si on compare les règles du go et des échecs avec le fonctionnement de nos sociétés actuelles, on peut y retrouver de nombreuses similitudes. Les pièces du jeu d'échecs se placent dans des cases. Elles sont, comme l'avancent Delleuze et Guattari, auto-déterminées, et le jeu de chaque adversaire se construit en conséquence. Les pierres du jeu de go se placent elles sur des intersections. Elles n'ont certes pas de position initiale sur le goban ni de fonction intrinsèque, mais leur placement est loin d'être libre. Le plateau du jeu de go est tout autant strié que celui des échecs. Les territoires se construisent, évoluent, se transforment, éclatent selon des lignes tracées au préalable. L'espace du jeu de go est peut-être ouvert, mais, loin d'être lisse, il est contraignant. C'est pourquoi on peut associer les règles du go non pas au nomadisme, mais à la manière dont les hommes sont aujourd'hui distribués dans les territoires.

 

Les pierres anonymes sont des hommes ordinaires, qui évoluent dans des espaces quadrillés. De la même manière que les pierres ne peuvent être posés dans les cases, les hommes sont canalisés sur des lignes et ne peuvent accéder à certains lieux. Les interstices du quadrillage sont inaccessibles.

Les lignes du goban sont semblables aux axes de transport qui strient nos villes et nos territoires (rues, avenues, boulevards, autoroutes, voies ferrés…). Ces lignes qui au départ ont été créées par et pour l'homme ont pris une telle ampleur qu'elles ne sont plus à échelle humaine. Elles conditionnent nos déplacements, nous menant d'un point A à un point B préétablis. Les réseaux urbains en particulier, malgré leur étendue et la multiplicité des points qu'ils desservent, nous enferment dans des trajets quotidiens « fragmentés »2. Ils façonnent ainsi nos manières de percevoir et d'habiter l'espace.

Les lignes du goban déterminent où placer les pierres, les axes déterminent où placer et déplacer les hommes.

Masataka Nakano,

Tokyo Nobody, Gaienmae Minato-ku, Janvier 1992.

Masataka Nakano,

Tokyo Nobody, Takara-cho Chuo-ku, Janvier 1995.

Masataka Nakano,

Tokyo Nobody, Hibaura Minato-ku, Janvier 1999.

Pour l'anthropologue Tim Ingold, ce quadrillage, avec ses lignes droites (il parle de « réseau-filet (network) » jeté sur un lieu et de « lignes d'occupation »3), est révélateur d'une manière rigide et impérialiste d'habiter, caractéristique de la conception sédentaire de l'espace. Mais derrière ce découpage se dessinent surtout des volontés politiques. On peut ainsi reconnaître certains des principes exposés par Michel Foucault pour qualifier les systèmes de discipline :

« la localisation élémentaire » (ou « quadrillage »), la décomposition de l'espace en « parcelles », l'annulation des « répartitions indécises, la disparition incontrôlée des individus, leur circulation diffuse, leur coagulation inutilisable et dangereuse »4.

Le quadrillage urbain assure une distribution planifiée et contrôlée des hommes, ce qui permet notamment de conserver la disparité sociale.

 

 

S'immiscer entre les lignes

Si nous sommes conditionnés à vivre dans des parcelles et à nous déplacer dans les espaces selon un « réseau-filet » dense, connaissons nous réellement les territoires que nous habitons ? Nous ne faisons que transiter de points en points. Qu'en est-il des interstices du quadrillage ?

En ville, la majorité des zones urbaines « découpées » par les axes, qu'elles soient occupées ou non par des constructions, nous sont lisibles et compréhensibles car elles sont indiquées, qualifiées, référencées. Pourtant, comme l'avance Philippe Vasset, il est vrai que nous sommes étrangers à la majorité des lieux que nous traversons :

 

« Regardez bien, vous êtes passé par ici des centaine de fois : est-ce que vous savez où vous êtes et ce qui s’y passe ? Privés de leur nom et de leur fonction, les bâtiments s’avachissent comme des emballages crevés. Les poteaux, les fils, les rues tracent des figures, encadrent des détails, en soulignent d’autres, mais rien n’a de signification ni d’emploi ; il n’y a que des objets incertains et des évènements indécidables. Où est votre place ? Comment habiter ici ? »5

 

 Cette rigidité apparente de l'espace urbain donne pourtant lieu à des appropriations d'autant plus ingénieuses. Les initiatives citoyennes qui investissent les friches urbaines6 ou les squats ne sont que des exemples parmi d'autres d'occupation libre d'espaces délaissés ou oubliés.

On peut mentionner l'artiste étienne Boulanger, qui a expérimenté pendant six mois un mode de vie nomade dans Berlin, en investissant temporairement des micro-espaces urbains pour y vivre.

étienne Boulanger,

Plug-in Berlin,

2001.

Mais ces tactiques de résistance, qu'on pourrait rapprocher de ce qu'Hakim Bey, dans TAZ, Zone Autonome Temporaire qualifie de « soulèvement », ne sont pas les seuls moyens de s'extraire du quadrillage urbain. D'autres conceptions de l'habitat et de l'espace, plus flexibles et ouvertes, s'opposent à notre modèle figé. Le mode de vie tsigane en est une illustration7.

De notre point de vue sédentaire, il présente de nombreuses similitudes avec le nomadisme. Il incarne une vision du territoire et de l'habitation déconnectée des grilles et des découpages administratifs. De la même manière que les tsiganes sont étrangers au concept de « transmission »8 (ils ont pour coutume de brûler la caravane et la majorité des biens de la personne décédée), ils habitent les lieux d'une manière différente de la nôtre. Cette conception de l'habitat, comme l'affirme Jean-Luc Poueyto, ne repose pas seulement sur « l’opposition entre maison et caravane », mais sur « l’habitat en tant que territoire défini ». Refusant les espaces limités, les Manouches de Pau décrits par Poueyto préfèrent par exemple s'installer dans des espaces ouverts, des zones périphériques, des lieux de transition entre friche industrielle et rase campagne « qui échappent aux quadrillages des institutions ». Cette flexibilité quant à leur lieu d'habitation (en choisissant des zones qui pour la majorité des gens sédentaires semblent invivables) n'est malgré tout pas synonyme de détachement. Se jouant des limites et des lignes qui fracturent les territoires, « les Manouches procèdent […] à une appropriation de leur espace qui est ignorée des découpages territoriaux institutionnels ».

 

 

La dérive

 

 

Bertrand Blier,

« Les valseuses »,

1974.

Les membres de l'International Situationniste9, mouvement international d’avant-garde fondé par Guy Debord en 1957 et dissous en 1972, ont particulièrement questionné les principes d'organisation urbaine. Ils voyaient dans ces modèles institués un outil de contrôle voire d'aliénation des populations :

 

« le monde dans lequel nous vivons, et d’abord dans son décor matériel, se découvre de jour en jour plus étroit. Il nous étouffe. Nous subissons profondément son influence ; nous y réagissons selon nos instincts au lieu de réagir selon nos aspirations. En un mot, ce monde commande à notre façon d’être, et par là nous écrase »10.

 

Pour échapper au contrôle exercé par l'urbanisme, les Situationnistes prônaient la dérive : « marcher sans but dans la ville », « se laisser aller aux sollicitations du milieu »11. Dépasser la logique utilitaire et  du déplacement encouragée par le découpage urbain, pour redécouvrir l'espace avec un autre regard. Déjouer les mécanismes de direction et de distribution des hommes en flux afin de vivre la ville autrement. Considérer les axes et les voies de transit comme des lieux.

 

« Il s’agit donc de faire la critique des espaces réels, représenté et vécu, par l’introduction de la subjectivité là où on ne l’attendait pas, là où on n’en voulait pas : dans la ville, dans la carte. »12

Guy Ernest Debord,

Guide psychogéographique de Paris, Discours sur les passions de l’amour, pentes psychogéographiques de la dérive et localisation d’unités d’ambiance,

mai 1957.

Guy Debord affirme ainsi que

 

« Ce qui change notre manière de voir les rues est plus important que ce qui change notre manière de voir la peinture. »13

 

L'émancipation face au quadrillage des espaces peut naître de diverses manières. Qu'il s'agisse d'une action spontanée et éphémère entre les mailles des tracés institués (un « soulèvement »), ou bien d'une torsion des lignes rigides à la manière des Manouches, ce qui semble être en jeu est l'idée de souplesse. Une souplesse spatiale afin d'habiter les interstices, mais également une souplesse du regard et du déplacement. Une insoumission par le détachement. Le conditionnement imposé par le découpage des territoires et les limites du quadrillage urbain semble se dissiper lorsqu'on abandonne les flux et les automatismes orchestrés par le « réseau-filet ».

 

 

L'hospitalité globale

Appelé à participer au projet du Grand Paris, l'architecte et designer italien Andrea Branzi proposait d'introduire dans Paris et sa banlieue vingt mille vaches sacrées14.

Pour lui, il est plus que nécessaire de sortir de ce modèle daté de la « grande ville », vue et vécue comme un assemblage de « boîtes architecturales », selon une conception eurocentrée et anthropocentrée.

La ville est un territoire d' « hospitalité globale » où se côtoient les vivant et les morts, les hommes et les animaux, le sacré et la technologie…

Cette vision, qui est celle des pays orientaux comme l'Inde, implique une nouvelle manière de vivre la ville, où l'homme participe à un tout qui le dépasse.

 

Ainsi si l'on veut penser l'évolution de nos espaces, peut-être faut-il ne plus considérer l'homme comme étant la mesure de toute chose. L'homme dépend et participe à un environnement dont il n'est pas le centre. L'architecture et l'urbanisme devraient en tenir compte pour créer un équilibre nouveau. Sortir de cette conception anthropocentrée du monde, se placer en dehors de l'humain, nous permettrait, paradoxalement, de nous éloigner des organisations rigides qui fragmentent les espaces, les déplacements, les gestes, les individus, les pensées, pour aboutir justement à des systèmes plus humanistes.

 

« L’habitant est plutôt quelqu’un qui, de l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage. Même si ces lignes sont généralement sinueuses et irrégulières, leur entrecroisement forme un tissu uni aux liens serrés »15.

Bureau Bas Smets,

AZT & OCMW,

2009-2012.

15.

Tim Ingold, op. cit.,

p. 108.

14.

Anecdote issue

de l'intervention

d'Andrea Branzi lors

du colloque

« VIA DESIGN 3.0 »,

Centre Pompidou, Paris,

18 janvier 2010.

13.

Guy Ernest Debord,

op. cit., p.19.

12.

Ibid.

11.

Emmanuel Guy, article « Debord(er) la carte », mai 2012, strabic.fr.

10.

Abdelhafid Khatib, « Essai de description psychogéographique des halles », 1958.

Cette citation de Khatib est extraite de l'article « Dérive et dérivation. Le parcours urbain contemporain, poursuite des écrits situationnistes ? » d'Yves Bonard and Vincent Capt, revue articulo, Journal of Urban Research, Special issue 2, Esthétiques et pratiques des paysages urbains, 2009.

9.

Le document fondateur de l'International Situationniste a été rédigé par Guy Debord en 1957.

Il commence en ces termes : « Nous pensons d'abord qu'il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées. »

Guy Ernest Debord, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale, Paris, 1957.

8.

« En brûlant

volontairement tout

ce qui serait susceptible

de devenir patrimoine,

ils transgressent violemment l’habitus français relatif

à l’héritage. »

Jean-Luc Poueyto, Ibid.

7.

Je m'appuie ici sur l'article « Un patrimoine culturel très discret : le cas des Manouches »

de Jean-Luc Poueyto, paru en mars 2012 dans la revue Terrain n°58, pp. 130-143.

6.

L' « Espace-temps »

des Grands Voisins

par exemple, occupe temporairement depuis 2012 l'ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul,

entre Port-Royal

et Denfert-Rochereau,

dans le 14e arrondissement

de Paris.

5.

Philippe Vasset,

Un livre blanc : récit avec cartes, éd. Fayard, Paris, 2007,

p. 134.

4.

Michel Foucault,

Surveiller et punir : naissance de la prison, éd. Gallimard, Paris, 1993 (1975),

p. 167-168.

3.

Tim Ingold, op. cit.,

p. 110.

2.

L'anthropologue Tim Ingold, dans son essai Une brève histoire des lignes, différencie trois types de lignes de trajet, qui témoignent toute d'une manière différente de vivre l'espace :

La ligne sinueuse, par laquelle l'homme habite l'espace (le cas des nomades).

La« ligne droite », reflet du progrès et de la modernité, où l'homme traverse les espaces.

Enfin le trajet en « ligne fragmentée », dystopique car déconnecté du territoire.

Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, éd. Zones Sensibles, Bruxelles, 2013,

p. 218.

1.

Gilles Deleuze &

Félix Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, Les éditions de Minuit, Paris, 1980,

p. 436-437.

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.