ceci n'est pas un

kangourou

ré-ouvrir la pensée par les langues.

 

 

 

Denis Villeneuve,

« Premier Contact »,

2016.

Le déterminisme linguistique

« Premier Contact » est un film de science-fiction sorti en 2016, réalisé par le cinéaste canadien Denis Villeneuve et inspiré par Histoire de ta vie, nouvelle de l'auteur américain Ted Chiang. Il débute par la mystérieuse apparition de douze immenses vaisseaux en différents points du globe. S'en suit une confrontation entre les hommes et les extraterrestres qui peuplent les vaisseaux (les « heptapodes »), afin de percer à jour les intentions de ces derniers.

Climat tendu, compte à rebours, militaires à cran, vaisseaux oblongs, crise politique planétaire, créatures menaçantes et ténébreuses… Si l'on s'en tient à ces seuls ingrédients, on pourrait croire que « Premier Contact » va tomber dans l’écueil du film de science-fiction classique, et mettre en scène un affrontement titanesque où les hommes unis transcendent leurs différents pour annihiler la menace extraterrestre.

Pourtant, (presque) aucun coup de feu ne va être tiré. L’intégralité du film va voir les deux personnages principaux –  dont Louise Banks, docteure en linguistique comparée – tenter de communiquer avec les heptapodes pour déchiffrer leur langage extraterrestre. Le véritable propos du film ne concerne ainsi pas la menace extraterrestre mais le langage.

 

L’intrigue s’appuie en effet en grande partie sur la théorie du déterminisme linguistique.

C’est le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein qui le premier en pose les jalons, en affirmant dans son Tractatus logico-philosophicus publié en 1921 :

 

« les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde »

 

ou encore

 

« le sujet n’appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde ».

 

Selon Wittgenstein, le langage et sa structure limitent et déterminent la pensée humaine et la perception du monde.

 

à cette vision du langage comme système limité et limitant s'ajoute la théorie de l'ingénieur et philosophe américano-polonais Alfred Korzybski, père de la sémantique générale. Selon lui,

 

« toutes nos doctrines, toutes nos institutions, dépendent de débats verbaux. Si ces débats sont conduits dans un langage d'une structure inadaptée et dénaturée, nos doctrines et nos institutions reflètent nécessairement cette structure linguistique, qui les dénature, et conduisent inévitablement à des désastres. »1

 

Selon Korzybski, le langage ne nous permet pas de décrire le réel de manière suffisamment précise et rigoureuse, ce qui induit fatalement  des décalages entre un objet et la description qu'on peut en faire.

Joseph Kosuth,

One and three chairs,

1965.

Cette œuvre de Joseph Kosuth, artiste conceptuel américain fortement influencé par Marcel Duchamp, illustre bien la conception du langage proposée par le philosophe.

 

Korzybski s'est donc attelé à proposer une nouvelle sémantique, la sémantique générale dont il forge le terme en 1933. Plus rigoureuse, inspirée de la logique mathématique, cette nouvelle sémantique vise notamment à éviter les quiproquos et décalages de sens.

 

 Denis Villeneuve se saisit de l'hypothèse du déterminisme linguistique et la pousse à son paroxysme :

dans  son film, la perception du temps et de l’espace étant dépendante du langage, transcender la structure du langage humain permettrait de s’affranchir des règles spatio-temporelles et donc de « voyager » dans le temps.

 

 Par ailleurs, au même titre que Neill Blomkamp l’avait fait avec son film « District 9 »2, la fiction et la figure de l’extraterrestre sont un moyen pour Villeneuve de poser une métaphore de notre monde contemporain pour y porter un regard critique. Loin des combats à mort chers aux récits et films de science fiction à succès de ces dernières décennies, le cinéaste place l’enjeu de la communication au centre de son film. Villeneuve ne se cantonne par à dénoncer l'incompréhension entre les peuples comme source première des conflits (théorie avancée par Alfred Korzybski). Il met surtout en lumière l'incapacité des peuples à considérer l’incompréhension comme élément irréductible voire nécessaire du processus de compréhension.

 

 

L'hypothèse Sapir-Whorf et les limites

de la langue

 

 

L’hypothèse de Sapir-Whorf, théorie exprimée par les linguistes et anthropologues Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf au début du XXe siècle, qui se veut héritière du déterminisme linguistique de Wittgenstein, affirme que la manière dont un individu perçoit le monde est conditionnée par sa langue. Elle avance ainsi la théorie du relativisme linguistique selon laquelle nous aurions des perceptions du monde différentes selon la langue que nous parlons. Néanmoins, cette théorie suscite encore aujourd'hui la controverse.

 

 L'idée selon laquelle la langue formate la perception du monde et la pensée a pourtant inspiré de nombreux penseurs et écrivains au cours du XXe siècle. Georges Orwell et sa « novlangue »3 en sont un bon exemple. Chez Orwell, la langue apparaît comme un système de conception et de représentation du monde coercitif, puisqu'elle impose une vision du monde cantonné à ses seules possibilités et exclue intrinsèquement la possibilité qu'une autre réalité est pensable.

 

 Si on s’intéresse, dans la filiation avec l'hypothèse de Sapir-Whorf, à la langue comme système de conditionnement, on peut tout d'abord remarquer que notre langue maternelle et les sons qui la composent (et par extension ceux qui en sont absents) nous formatent d'une part physiquement à ne produire qu'un certain spectre limité de sons.

Bien que nous naissons avec la capacité de produire n’importe quelle sonorité, l'apprentissage d'une langue nous fait en désapprendre. C’est pourquoi il est par exemple si difficile pour les français de prononcer correctement le fameux « the » ([ð]) anglais ou le خ (« khâ ») de l’alphabet arabe, qui n’ont pas d’équivalents dans la langue française. La langue japonaise est dépourvue du son [s], ce qui explique que la majorité des japonais ont beaucoup de mal à apprendre les langues romanes.

Par ailleurs, que l'on considère le langage comme précédant ou non la pensée, il existe des différences entre les langues, et certains mots sont intraduisibles d'une langue à l'autre : le langage est le reflet de conceptions différentes du monde.

On peut par exemple citer la culture polynésienne, dans laquelle le mot « nature » n'existe pas :

 

« Les polynésiens, à la différence de la vision européenne, ont une vision holistique de l’environnement. C’est-à-dire qu’ils conçoivent leur environnement comme un ensemble d’éléments qui font partie d’un tout. Notamment il n’y a pas de séparation, comme en Europe, entre nature et culture. La nature, qui n’existe pas en polynésien puisque le terme a été inventé (« natura ») pour coller aux concepts occidentaux, est un ensemble cohérent de choses qui sont liées généalogiquement. »4

 

 

Malentendus

La langue, par les limites qu'elle implique, autant en terme de description et de perception du réel que de construction de la pensée, exacerbe ainsi les différences et les incompréhensions entre les peuples.

 

 黙殺 (prononcé « mokusatsu ») fait partie des mots qui ont changé le cours de l'Histoire. Il se compose des kanjis japonais 黙 (« moku »), « silence » et 殺 (« satsu »), que l'on peut transcrire par « meurtre » ou « tuer ». Il fait partie des mots qui tracassent les traducteurs car il demeure difficilement exprimable dans la majorité des langues romanes. On peut le transcrire littéralement par « tuer en silence ». Polysémique et ambigu, ce terme est souvent employé par les politiciens japonais car il permet d'évacuer une question tout en restant très évasif. S'il n'a pas de véritable équivalent en français, il peut être traduit par « rester dans une inactivité sage et magistrale », c'est-à-dire « ne pas tenir compte de », « ignorer », « sans commentaire » voire parfois « traiter avec mépris ».

S'il n'est qu'un exemple parmi tant d'autres de décalages linguistiques et culturels, ce mot a pourtant joué un rôle tragique dans le cours de la Seconde Guerre mondiale. En juillet 1945, face à la capitulation sans condition exigée lors de la conférence de Potsdam par les puissances alliées (États-Unis, URSS et Royaume-Uni), sous peine de « destruction rapide et totale », le Premier ministre japonais de l'époque Kantaro Suzuki, au pied du mur, décide de répondre à l'invective par « mokusatsu ». Son intention, afin de temporiser la situation et de ménager à la fois le corps militaire japonais et les Alliés, était de répondre par « sans commentaire ». Cependant, la presse traduira le terme par « ignorer ». Une interprétation qui conduira au sombre dénouement historique que l'on connaît : les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki5.

Il est probable que l'issue de la guerre eut été la même sans cette erreur, mais « mokusatsu » reste dans les mémoires comme un des décalages linguistiques les plus dramatiques de l'histoire.

 

 Plus généralement, la profusion des langues parlées à la surface de la Terre et les incompréhensions qui en résultent sont traditionnellement vues, dans la culture judéo-chrétienne, comme un châtiment divin infligé aux hommes. Cacophonie linguistique dépeinte dans le récit biblique de la Tour de Babel, elle est tenue pour responsable de la discorde entre les peuples.

Aujourd'hui encore, elle suscite des réactions paradoxales : d'un côté, la langue est considérée comme l'étendard d'une identité et d'une richesse culturelle propre à chaque peuple. Elle est défendue et choyée, et on ne tolère que difficilement qu'elle soit malmenée ou mélangée. De l'autre, on déplore cette polyphonie, se prenant à rêver d'une union mondiale construite autour d'une langue commune.

 

« agir en vue de résoudre le problème linguistique dans les relations internationales et de faciliter la communication internationale ; faciliter les rapports humains de tous genres, tant physiques que moraux, sans égard aux différences dues à la nationalité, à la race, au sexe, à la religion, à la politique, ou à la langue ; cultiver parmi ses membres un sentiment solide de solidarité, et développer chez eux la compréhension et l'estime pour les autres peuples… »

 

est par exemple ce qu'on peut lire sur la page d'accueil du site de l'UEA, l'Association Universelle d'Espéranto, langue internationale créée en 1889.

La pluralité linguistique continue d'être perçue comme une épine dans le pied de l'humanité.

 

 

Des décalages créateurs

Pourtant, malgré cette tendance à vouloir couper la langue aux disparités, n'y aurait-il pas justement intérêt à se plonger dans ces décalages entre les langues ? Les mauvaises interprétations auxquels ils donnent naissance ne seraient-ils pas créateurs de sens ?

 

 C'est le propos développé par Camille de Toledo dans son essai Le hêtre et le bouleau. Il propose de faire des différences entre les langues des prétextes pour développer une richesse culturelle et construire des ponts entre les peuples. Il s'appuie notamment sur une phrase d'Umberto Eco : « La langue commune de l'Europe, c'est la traduction »6 pour imaginer une unification des pays européens autour de leurs disparités linguistiques et culturelles, grâce à la figure du traducteur. Le traducteur permettrait alors de faire « de la fragmentation des langues la langue, du trait d'union le principe de l'union, de l'entre-deux des langues notre antre »7.

 

 L'oeuvre Polished réalisée par l'artiste français Bertrand Lavier est une belle illustration de ce décalage créateur à travers la traduction.

 

« L'œuvre se compose de douze diptyques confrontant un court texte et une petite sculpture en bois peint. Tous se ressemblent mais comportent de nombreuses dissemblances. Car le texte, dans sa version originale rédigée en français par Lavier, est un protocole servant à la fabrication d'un premier objet. Puis le texte a été traduit dans une autre langue, ce qui a permis la réalisation d'un deuxième objet, ensuite la traduction a elle-même été traduite dans une troisième langue, donnant lieu à un troisième objet… »8

 

à la manière du jeu du téléphone, Lavier utilise les décalages de traduction comme processus de production, transformant l'erreur en création.

Bertrand Lavier,

deux des douze diptyques constituant l'oeuvre Polished,

1976.

On pourrait objecter que cette éloge des erreurs linguistiques n'est qu'une lubie d'artiste contemporain ou une fantaisie de théoricien. Pourtant, les décalages de traductions ou les confusions au sein d'une même langue ont parfois des impacts insoupçonnés, qui vont jusqu'à bousculer des piliers de la culture populaire. Le conte de « Cendrillon » de Walt Disney par exemple, n'aurait surement pas eu le même charme si sa célèbre pantoufle avait été en vair (en fourrure d'écureuil) et non en verre9.

Clyde Geronimi, Wilfred Jackson & Hamilton Luske, « Cendrillon », Walt Disney Pictures,

1950.

Parfois, la confrontation à une culture totalement inconnue et à une langue étrangère qui nous semble hermétique impose de trouver d'autres moyens de communiquer.

Ce mutisme forcé est la source d'une certaine poésie, par la création d'un langage commun plus riche et profond. Roland Barthes, dans l'Empire des signes, parle de sa descente « dans l'intraduisible »10 et de son expérimentation de « l'interstice, débarassé de tout sens plein »11, lors de ses voyages au Japon entre 1966 et 1968.

Il y décrit l'importance accordé corps dans l'échange, la subtilité d'un regard, l'éloquence d'un signe de tête…

Le geste excède la parole, à tel point que c'est le corps en entier, et non la langue, qui déploie « son propre récit, son propre texte. »12

 

 

Finalement, la pensée héritée de Wittgenstein, Sapir et Whorf et Korzybski quant au relativisme et au déterminisme linguistique nous conduit à une situation paradoxale :

si l'on peut déplorer le carcan dans lequel le langage – et par extension les langues – nous enferme, il est d'autant plus inquiétant de constater la disparition d'un nombre croissant de langues13 au profit d'une seule, quelle qu'elle soit (en l’occurrence l'anglais). Comme l'affirme l'anthropologue canadien Wade Davis,

 

« De nos jours, une langue n’est pas uniquement un ensemble de vocabulaire ou bien un groupe de règles de grammaire. Une langue est une étincelle de l’esprit humain. C’est un véhicule à travers lequel l’âme de chaque culture spécifique entre dans le monde matériel. Chaque langue est une ancienne forêt de l’esprit, un partage, une pensée, un écosystème de possibilités spirituelles. »14

 

C'est pourquoi, malgré le formatage inhérent aux langues et les différents qu'elles peuvent générer, il est encore plus aliénant de tendre vers une langue – et donc une pensée – unique.

 

 Dans « Premier Contact », Denis Villeneuve choisit comme figure principale de son film une experte linguiste (une traductrice, si on se permet de grossir le trait). Il propose un remède concret à l'incompréhension entre les peuples et au rapport conflictuel à l'autre (qu'il soit extraterrestre où simplement celui qu'on ne connait pas) par la figure du-de la traducteur-trice.

« Premier Contact » fait ainsi écho au projet de Camille de Toledo15. Le-la traducteur-trice permet de faire la médiation entre les peuples (de les faire s'entendre) par « la langue de la traduction ». Mais il crée également une richesse culturelle à partir des décalages et des interstices entre les langues, incompréhensions tant conspués par Korzibsky.

 

 Les langues, de par leurs différences, nous font comprendre que des visions différentes d'un même monde sont possibles. Les décalages sont créateurs de sens et ouvrent la pensée.

14.

Ibid.

15.

«  La « traduction » est la langue des identités multiples. Elle est notre avenir, notre morale et notre jeu. Elle nous ressemble, nous qui sommes partagés, écartelés entre plusieurs cultures, plusieurs loyautés, plusieurs récits familiaux. »

Camille de Toledo,

op. cit., p.196.

13.

Conférence TEDx

de Wade Davis,

« Dreams from endangered cultures »,

février 2003.

12.

Ibid, p. 22.

11.

Ibid, p. 21.

10.

Roland Barthes,

L'empire des signes,

éd. du Seuil, Paris, 2007 (1970), p. 15.

9.

Une polémique existe

à propos de cette anecdote : certains pensent que la pantoufle de la Cendrillon de Disney est née d'une mauvaise traduction, l'originale étant en vair dans le conte français. Cependant, certaines versions du conte (dont celle des Frères Grimm ou de Perrault) mentionnent bien

une pantoufle de verre, auquel cas aucune erreur n'a été commise de la part des studios Disney.

Toujours est-il qu'une confusion est bien réelle,

en particulier en France,

et qu'elle a donné naissance à plusieurs versions de la même histoire.

8.

Description présente

à côté de l’œuvre lors

de la rétrospective « Bertrand Lavier, depuis 1969 »,

Centre Pompidou, Paris, septembre 2012 - janvier 2013.

7.

Ibid, p. 184-185.

6.

Camille de Toledo,

Le hêtre et le bouleau, essai sur la tristesse européenne, éd. du Seuil, Paris, 2009, p.183.

5.

Cette anecdote ainsi que les traductions sont tirées de deux sources :

l'article « « Mokusatsu », l’erreur de traduction qui a changé le cours de la Seconde Guerre mondiale », Julien Abadie, septembre 2014, slate.fr,

et un document déclassifié par la NSA en mai 2016 : « Mokusatsu: One Word, Two Lessons ».

4.

Anne-Cécile Bras,

émission radiophonique C’est pas du vent, « Biodiversité: l’âme d’Opunoh, Rendez-vous avec l’anthropologue Frédéric Torrente dans la vallée d’Opunohu, sur l’île de Moorea en Polynésie »,

RFI, décembre 2016.

3.

La novlangue est la langue officielle imposée par

le régime totalitaire d'Océania, dans le roman 1984. Elle vise à simplifier le plus possible sa syntaxe

et son lexique, afin de rendre impossible l'expression – et par conséquent la pensée – d'idées subversives.

Georges Orwell, 1984, éd. Gallimard, Paris, 1972 (1949).

2.

« District 9 », film

de science fiction réalisé par Neill Blomkamp sorti

en 2009, raconte l'histoire d'un peuple extraterrestre ayant atterrit en Afrique

du Sud, confiné dans un ghetto et réduit en esclavage par les hommes.

1.

Alfred Korzybski,

Science & Sanity, « Généralités sur la structure »,

chapitre IV.

 

[en ligne : http://semantiquegenerale.free.fr]

en dehors Mémoire de fin d'études d'Hugo Poirier, sous la direction de Mathilde Sauzet. ENSCI-Les ateliers 2017 à consulter sur ordinateur & tablette.